-
Une révolte de l’éleveur modernisé contre les pouvoirs professionnels
-
Matthieu Repplinger
-
Dans Histoire & Sociétés Rurales 2015/2 (Vol. 44), pages 111 à 140
En septembre 2009, plusieurs milliers d’éleveurs français s’engagent dans une grève européenne du lait. Pour protester contre la chute des prix subie à partir de l’automne 2008, ils décident d’arrêter la livraison de leur production auprès de leurs laiteries. D’une part, les grévistes espèrent faire pression sur les industriels pour revaloriser les prix d’achat à court terme ; d’autre part, ils espèrent alerter les pouvoirs publics sur la libéralisation de la politique agricole, tenue pour responsable de la dégradation économique du secteur.
2Toutefois, cette lutte sociale ne se limite pas à de simples revendications matérielles. Elle devient rapidement le support d’une contestation plus générale du système syndical chargé de représenter la base des agriculteurs. Ainsi, le 15 septembre, cinq jours après le début du mouvement, des grévistes manifestent au salon de l’élevage de Rennes contre le syndicat agricole majoritaire, la fnsea [1][1]Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles.…. Pris à parti, le président de la fnsea, Jean-Michel Lemétayer, est accusé de trahison. En février 2010, les mêmes éleveurs organisent un cortège funèbre dans les allées du Salon de l’Agriculture, portant un cercueil où repose symboliquement le cadavre de l’agriculture française. Accusant le pouvoir politique de laisser mourir les éleveurs [2][2]On pouvait ainsi lire sur les banderoles : « Seigneur Nicolas,…, le défilé s’arrêta longuement au stand de la fnsea pour conspuer les représentants du syndicat majoritaire. Si ces événements sont soutenus par les syndicats minoritaires tels que la Confédération paysanne et la Coordination rurale, ils sont avant tout organisés par l’Association des producteurs de lait indépendants (Apli), une organisation non syndicale, créée fin 2008 dans l’Aveyron par des éleveurs n’ayant jamais exercé de responsabilités professionnelles.
3Face à cette émergence d’un mouvement parti de la base, plusieurs questions émergent : comment cette contestation des « autorités » professionnelles peut-elle nous éclairer sur les rapports de pouvoir qui structurent le milieu agricole ? Quels rapports les producteurs de laits impliqués dans la grève entretenaient-ils avec leurs représentants professionnels ?
4L’enquête de terrain, menée auprès de militants de l’Apli de Basse-Normandie, nous a permis d’apporter certains éclairages à ces interrogations. La grève apparaît comme la révolte de producteurs de lait caractérisés par un capital politique d’autant plus faible que leur capital économique est important [3][3]Pierre Bourdieu définit le capital politique comme « une forme…. Il s’agit en effet d’éleveurs modernisés, qui se sont investis en priorité dans le développement de leur exploitation, et qui se sont contentés d’un engagement distancié vis-à-vis des Organisations professionnelles agricoles (opa) [4][4]Les opa désignent un ensemble de structures institutionnelles…. En empruntant à l’historien Edward P. Thompson le concept d’économie morale, nous analysons cette distanciation comme l’expression d’un pacte implicite entre l’élite professionnelle et sa base : les agriculteurs de la base n’avaient pas besoin de s’impliquer dans les différentes formes du pouvoir tant que les dirigeants agricoles les récompensaient de leurs constants efforts de modernisation en leur assurant succès économique et autonomie sociale. La chute des prix du lait en 2008-2009, au-delà de son impact financier direct, est venue ébranler ce consensus fragile. Elle a poussé de nombreux éleveurs modernisés à remettre en cause la légitimité de leurs représentants professionnels.
5Dans une première partie, nous présenterons le concept d’économie morale, son utilité pour penser les relations de pouvoir entre dirigeants et dirigés et son application dans le secteur agricole français. Dans un second temps, nous montrerons comment cette économie morale des agriculteurs modernisés permet d’éclairer le déclenchement de la grève du lait de 2009. Enfin, dans une dernière partie, nous reviendrons de manière plus détaillée sur le profil des grévistes, identifiés comme des éleveurs modernisés, coupés des milieux du pouvoir.
L’économie morale : de l’histoire ouvrière à la sociologie politique agricole
6Cette première partie sera dédiée au concept d’économie morale. Un premier temps sera consacré au cadrage conceptuel de la notion. En partant de son élaboration dans l’historiographie marxiste de la classe ouvrière, nous allons suivre son évolution et voir en quoi il reste pertinent pour analyser, de manière plus générale, les rapports de pouvoir entre un groupe et les différentes sources d’autorité auxquelles il est soumis. Un second temps sera consacré à la relecture de la modernisation agricole à la lumière de l’économie morale.
Un outil pour comprendre la révolte contre l’autorité
7Élaborée par l’historien Edward P. Thompson, la notion d’« économie morale » figure pour la première fois dans un ouvrage sur la classe ouvrière dans l’Angleterre du xviii e siècle [5][5]Thompson, 1968.. Si l’expression n’a alors qu’une place négligeable dans l’ouvrage, l’auteur y revient trois ans plus tard dans un article où il révise la conception « spasmodique » des révoltes populaires [6][6]Thompson, 1971..
Terrain et méthode d’enquête
(a) L’Apli étant née fin 2008 dans l’Aveyron, nous voulions comprendre comment elle s’est implantée dans les régions à forte densité laitière, et en particulier dans l’Ouest de la France.
(b) Blanchet et Gotman, 2007, p. 51-52.
(c) Olivier de Sardan, 1995, p. 103